Derrière chaque saut, une histoire

Les 18 et 19 octobre prochains, le Grand Chapiteau de l’Académie Fratellini reprend du service après trois ans de fermeture pour travaux. Premier spectacle accueilli ? Salto, de la compagnie El Nucleo, mis en scène par Sophie Colleu et Edward Aleman.

À quelques semaines des représentations, nous avons interrogé Edward Aleman, directeur artistique de la compagnie mais également interprète du spectacle.
Dans Salto, vous essayez de rester le plus longtemps possible en l’air. Pourquoi ce défi ?
Parce qu’un jour, j’ai essayé de comptabiliser le temps que j’avais passé en l'air depuis que j’étais artiste circassien. Toutes ces demi-secondes de suspension paraissent dérisoires comme ça, mais quand on les additionne sur un jour d’entraînement, une semaine, un mois, un an, vingt-cinq ans, ça fait beaucoup de temps !
Que racontent les sauts dans Salto ?
Derrière chaque saut, il y a une histoire. Un salto par exemple, ce sont des heures d'entraînement, des grands moments de joie, de frustration, de partage.
C'est ce que j’aime dans l’acrobatie. Par le mouvement, raconter toute une histoire.

Il y a une grande diversité au plateau, à l'image de la France aujourd'hui. On est onze personnes de tout âge et de toute condition physique. On a huit nationalités différentes, on parle onze langues différentes. Et toutes nos histoires sont différentes. Et malgré tout, on a tous fait des sauts. Et pas que des sauts physiques ! On a aussi fait des sauts intercontinentaux. Moi, je viens de Colombie par exemple, j’ai dû sauter un océan pour venir en France. Donc l'idée, c'était de se réunir et de fêter ensemble cette capacité que nous avons à sauter. Sauter physiquement et métaphoriquement. Faire le grand saut.
Il y a six papas et mamans dans la compagnie. Devenir parent, c’est un saut dans l’inconnu. Ça change le rapport au risque, à la tournée, au corps… On ne fait pas les mêmes choses quand on a deux personnes qui nous attendent à la maison.
Vous avez des manières différentes de vous approprier le saut ?
Oui, le saut est propre à chacun. On n'est pas formatés. En gymnastique, les performances des athlètes doivent être très similaires. On ne va pas nécessairement pouvoir les distinguer. Dans le cirque, chaque saut a une personnalité. Nous ne voulons pas être un groupe homogène. Au contraire. C'est dans la diversité qu’il y a la richesse.
Vous, votre manière préférée de sauter, c’est quoi ?
Moi, j'adore la bascule hongroise.
C'est une technique que j’ai toujours aimée, que j’ai toujours vue à la télé, et que j’avais toujours un peu idéalisée. Quand je suis arrivé en France en 2008 pour intégrer le Centre National des Arts du Cirque (CNAC), j'ai rencontré un collectif de bascule hongroise « Le collectif de la bascule ». C'était très beau parce que je construisais en même temps une amitié forte avec ces gens-là et une technique dont j'avais toujours rêvé.
Donc pour moi, la bascule hongroise se situe à un endroit très personnel. Un endroit d'amitié, de construction, de déconstruction aussi. Parce que réapprendre une culture, réapprendre une langue, c'est déconstruire pour reconstruire. Pour moi, la bascule symbolise tout ça.

Je n’avais jamais fait de bascule sur un spectacle avant. Sur Salto, je voulais vraiment qu'elle soit là, pour sa force et pour sa beauté.
La bascule hongroise, c'est deux personnes qui sautent d’un piédestal et qui vous font partir en l’air. Il y a deux personnes qui sont au sol qui vous récupèrent avec un tapis volant. Tout est millimétré, c’est une chorégraphie parfaite.
En fait, vous avez sauté un océan et vous avez été rattrapé par le collectif.
C’est ça, mon tapis volant c’est tous ces amis que j’ai rencontrés quand je suis arrivé en France.
Quelle émotion vous voulez faire ressentir via Salto ?
Dans mon travail, j’essaie d’être le plus simple possible. Quand on se raconte soi-même avec sincérité, ça devient universel. On a tous voyagé. On a tous pris des décisions. On a tous fait un grand saut.
Alors quel sentiment j'aimerais que les gens ressentent… de l'empathie. Nous sommes des êtres humains qui essayent de lutter pour quelque chose. Qui se posent des questions, qui se disent « quel drôle de monde ».
Ce « restons ensemble », c'est le plus important. Ensemble, on se bat contre la gravité, contre la douleur, la dureté, l'inégalité, l'injustice.
Et vous, à la fin du spectacle, vous vous sentez comment ?
C’est souvent un grand moment de joie. En sortant de scène, on a mille histoires à se raconter parce qu’on est nombreux, donc il se passe plein de choses. On a le sentiment d’avoir vécu un grand moment. Assez souvent, on pousse un petit cri de guerre, on se prend tous dans les bras parce qu’on vient de traverser quelque chose de fort.
C'est un spectacle qui est agréable pour nous, les acrobates. Parce qu’il ne nous met pas en danger. Il est rempli de joie, on travaille avec des amis, on passe une heure ensemble à faire ce qu'on aime, à défendre ce qu'on aime et à dire ce qu'on aime… Même quand il y a des ratés, on est nombreux, donc on se soutient.
Il y a de la musique live pendant le spectacle. Comment intéragissez-vous avec les musiciens ?
Alexandre Bellando joue de la guitare électrique et du violon électrique. C’est un ami compositeur qui est présent sur tous mes spectacles. Il a beaucoup voyagé, il a vécu cinq ans au Maroc. Il connaît très bien la musique d’Afrique du Nord, d'Afrique de l'Ouest (percussions, instruments à cordes…) et aussi la musique d’Amérique du Sud et d'Espagne du Sud.
Le chanteur, c'est Hicham Id Said. Il est marocain. Il compose aussi, et il joue du guembri, qui est un très vieil instrument présent dans la musique d’Afrique du Nord. C'est une grande caisse de résonnance en bois recouverte d'une peau de dromadaire qui a trois cordes.
C'est une musique qui vient d'ailleurs, comme nous. Et elle aussi, elle raconte une histoire. S’il y a le guembri, c'est parce qu'il y a l'histoire d’Hicham. Lui aussi, il a fait le saut. D’abord pour arriver en Italie, puis pour arriver en France. La musique est teintée de cette saveur, de cette couleur et de cet ailleurs.

Quand je crée mes spectacles, les musiciens sont présents dès le début. On construit le spectacle ensemble.
Et vous allez voir, les musiciens font aussi un peu d'acrobatie !
Vous avez tous des nationalités différentes. Vous vous parlez en quelle langue ?
On se parle en plusieurs langues. « Ven aquí », « viens ici », « vieni qua », « come here » ! On parle surtout le Français et l’Espagnol, et parfois l'Italien et l'Anglais.
Une anecdote que vous aimeriez partager sur le spectacle, qui tourne depuis 2023 ?
On a joué Salto au Théâtre Antique dans le cadre du festival d’Alba-la-Romaine. Il y avait une scène qui jusqu’alors était assez sobre, mélancolique, un peu réflexive. Mais là, comme on était en plein soleil, qu’il n’y avait pas de lumières artificielles, qu’on n’avait pas cet univers intimiste, les gens ont commencé à rire. Et on a joué avec ça. Cette scène est devenue une scène drôle. C’est le public qui l’a choisi. Il a fait évoluer le spectacle, car la scène a gardé cette légèreté !
À la Biennale Internationale des Arts du Cirque (BIAC) à Marseille, on était tous malades. On est quand même montés sur scène. On a tous été super à l’écoute les uns des autres, encore plus que d’habitude. On s’est tous soutenus. Et le lendemain, on était tous guéris ! C’était une super date. Le spectacle vivant soigne.
Est-ce que vous avez déjà joué à l'Académie Fratellini et plus particulièrement dans le Grand Chapiteau ?
C'est une première. C'est une sacrée chance, une sacrée responsabilité. Je suis super content.
C’est un lieu qui est important par son histoire et par ses engagements. C'est un endroit qui a formé énormément d’artistes. J’y ai vu beaucoup de spectacles, et je m’y suis beaucoup entraîné. Mais je n’y ai pas encore joué.
J'ai hâte, et j’ai peur.
Ça va bien se passer !
Oui, ça va très bien se passer.
Pour découvrir le spectacle, rendez-vous les 18 et 19 octobre dans le Grand Chapiteau de l’Académie Fratellini !